sanct - smSOLENNITÉ DU CORPS ET DU SANG DU CHRIST – A
Mgr Émilius Goulet, p.s.s.
Archevêque émérite de Saint-Boniface
Dt 8, 2-3.14-16 ; Ps 147 ; 1 Co 10, 16-17 ; Jn 6, 51-58
Dimanche, 22 juin 2014
Sanctuaire du Saint-Sacrement, Montréal

Un seul pain, un seul corps

Frères et sœurs dans le Christ,

Divers miracles relatifs à l’Eucharistie se sont produits au cours de l’histoire de l’Église.

C’est ainsi qu’un miracle eucharistique est survenu en 1263 dans la basilique Sainte-Christine de Bolsena, au nord de Rome et au sud d’Orvieto, en Italie. Un prêtre de Bohème, Pierre de Prague, venait d’accomplir un long et difficile pèlerinage et il priait sur la tombe de sainte Christine. Il passait par une crise spirituelle profonde et demandait à la sainte d’intercéder pour que sa foi se fortifie et chasse les doutes qui le tourmentaient, en particulier à propos de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie.

Le miracle advint au cours de la messe, célébrée par le prêtre en présence de nombreux fidèles. Au moment de la Consécration, alors que le prêtre avait prononcé les paroles liturgiques sur les espèces du pain et du vin, l’hostie qu’il tenait au-dessus du calice prit une couleur rosée et des gouttes de sang tombèrent sur le corporal et sur le dallage du sanctuaire. Le prêtre bouleversé interrompit la messe pour porter à la sacristie les Saintes Espèces.

Informé de l’événement, le pape Urbain IV, qui résidait à Orvieto, vint constater lui-même ce qui était survenu. Une grande partie des reliques sont conservées aujourd’hui à la Cathédrale Orvieto : l’hostie, le corporal et les purificatoires de lin. À Bolsena, on peut encore voir l’autel du miracle dans la basilique Sainte-Christine, ainsi que quatre pierres tachées de sang.

Ce miracle est à l’ origine de la fête du Saint-Sacrement. Le Pape Urbain IV institua en 1264 la fête du « Corpus Domini » par la bulle « Transiturus de hoc mundo » et confia alors à saint Thomas d’Aquin la rédaction de textes liturgiques pour cette solennité qu’il fixait au deuxième jeudi après la Pentecôte. C’est la Solennité que nous célébrons en ce jour.

Le « Tantum ergo », chanté pendant le Salut du Saint-Sacrement, est un extrait (les deux dernières strophes) de l’hymne eucharistique « Pange lingua », composée par saint Thomas d’Aquin pour la célébration du « Corpus Christi » (Fête-Dieu). Les deux autres hymnes écrits par saint Thomas d’Aquin sont « Ô Salutaris Hostia » et « Panis Angelicus ».

Quelques 750 ans après le merveilleux miracle eucharistique de Bolsena, la célébration de la Fête-Dieu avec ses hymnes, ses oraisons et sa séquence, nous rappelle que Jésus, présent dans son « admirable sacrement », marche à nos côtés, alors que nous poursuivons notre pèlerinage terrestre vers la céleste patrie, où nous jouirons de la Vie éternelle. « Celui qui mange de ce pain vivra éternellement » (Jn 6,51).

Quel itinéraire avons-nous à parcourir pour atteindre cette vie en plénitude, cette vie éternelle que le Seigneur nous promet ? Les textes bibliques de la Liturgie d’aujourd’hui répondent à notre question.

La première lecture nous parle du peuple hébreu, éprouvé autrefois dans son existence par un dur et long esclavage en Égypte, par une longue marche dans le désert du Sinaï, affligé par la pauvreté, la faim et la soif.

Pour le rédacteur deutéronomiste, il s’agit de montrer la portée spirituelle des événements passés ; il s’agit de convaincre le peuple éprouvé par les événements, que la Parole de Dieu, la Parole créatrice des commencements, est également présente dans le temps d’épreuve. Elle est toujours à l’œuvre dans l’histoire du peuple élu créant sans cesse les conditions nécessaires à sa subsistance et son salut.

L’argument utilisé par l’auteur est celui de la mémoire, du souvenir : « Souviens-toi… N’oublie pas ». N’oublie pas que Dieu t’a fait venir d’Égypte, qu’Il t’a donné la manne, cette nourriture, ce pain merveilleux donnant de penser à la Parole divine, seule source de la vrai Vie ; souviens-toi qu’Il t’a fait traverser le désert et a fait jaillir l’eau de la roche la plus dure. N’oublie pas que c’est à travers l’épreuve que Dieu t’a donné la preuve de son existence, de sa présence au milieu de toi, de son action libératrice et de la véracité de ses promesses.

C’est à cette preuve existentielle que la première lecture tirée du Deutéronome se réfère ; certes, c’est une preuve irrecevable aux catégories de la seule raison, car elle relève de la foi. C’est à ce même raisonnement, à cette même mémoire que nous sommes invités nous-mêmes aujourd’hui.

Interrogeons-nous ? Qu’attendons-nous pour vivre ? Le plus souvent, nous attentions d’avoir, de posséder en abondance, d’avoir de la nourriture, des richesses, et par là « d’avoir » les autres, de les négliger, de les utiliser ou plus encore de les dominer.

Si vous avez cela, vous serez heureux, affirme la publicité commerciale qui s’étale autour de nous. Alors nous succombons à la tentation de tant de biens perçus de façon matérielle et nous périssons sous leur poids.

Mais n’oublions pas ce qui fait vivre ; ce n’est pas l’accumulation de biens et de satisfactions égoïstes, c’est d’abord l’amour. Les nourrissons le savent déjà ; en effet, ils refusent la nourriture, lorsqu’ils ne se sentent pas accueillis par une personne aimante. Saurons-nous laisser crier en nous la faim la plus authentique, celle de la Parole de Dieu, source de Vie ?

Toute la révélation biblique nous interroge sur nos désirs et nos appétits les plus spontanés, pour les remettre en cause. À son sommet, se trouvent les paroles paradoxales de Jésus, qui nous interrogent : « Moi, Je suis le Pain vivant, qui est descendu du Ciel : si quelqu’un mange de ce Pain, il vivra éternellement. Le Pain que Je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la Vie ». (Jn 6,51)

Accepterons-nous le Pain que le Seigneur nous offre : sa propre vie livrée pour nous ? Sommes-nous capables de renoncer aux fausses sécurités de l’avoir, pour nous ouvrir à l’appel de Dieu qui nous sollicite, pour qu’Il puisse venir à nous?

L’itinéraire de vie chrétienne que nous avons à parcourir, le Seigneur Jésus l’a parcouru avant nous. À la suite de son Peuple, et comme Lui, Celui qui par excellence fut éprouvé, n’est-ce pas Jésus de Nazareth ? « Souviens-toi de Jésus Christ, ressuscité d’entre les morts »… (2 Th 2,8) : éprouvé dans sa vie, sa passion et sa mort, Il devient par sa résurrection la preuve vivante, suprême, que Dieu n’abandonne pas son Peuple et son Messie.

Dans l’Eucharistie, jusqu’à la fin des temps, nous ferons mémoire de cet événement fondateur de la foi. Cet événement, sous le signe du pain et du vin, devient nourriture du monde. Le Verbe fait chair nous donne sa chair à manger.

Il continue à nous dire, comme au désert, que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4) et, en priorité, de cette Parole faite chair.

Ce Pain descendu du Ciel, nouvelle Manne, n’est-il pas aussi le Pain de l’épreuve, le Pain de la fidélité, le Pain de la traversée d’un autre désert, le Pain d’une autre libération, le Pain du voyage, le Pain du passage, le viatique qui continue à nous signifier que non seulement Dieu est là, mais qu’Il se fait nourriture, pour le temps que nous vivons, qu’Il continue à entrer en alliance avec nous, à marcher avec nous ?

C’est en Jésus que s’accomplit l’Écriture, celle de la première lecture d’aujourd’hui. Jésus est le type de l’homme éprouvé et qui, à travers l’épreuve, a gardé une totale fidélité à la Parole et à la Volonté de Dieu, dont Il a fait sa nourriture. C’est précisément ce pain de la fidélité qu’Il nous donne dans sa chair.

À travers les frêles réalités du pain et du vin. L’Église attire notre attention sur cette chair livrée, donnée, sur ce sang versé pour la multitude. Elle attire notre attention de façon réaliste sur la vie terrestre de Jésus de Nazareth, sur sa condition humaine, sur son itinéraire, la façon dont Il a vécu, souffert et aimé. « De même que Je vis par le Père, de même celui qui Me mange vivra par Moi ». (Jn 6,57)

Lorsque nous allons communier, c’est à cet itinéraire que nous participons ; c’est dans cette manière de vivre que nous nous engageons. En nous montrant sa chair et son sang, le Seigneur ne nous dit-Il pas le prix, la valeur et la dignité de nos frères et de nos sœurs ? Ne nous demande-t-Il pas d’assumer avec Lui et en Lui, dans une fraternelle solidarité, toutes les réalités charnelles de notre monde, ces corps tourmentés, violés, torturés, défigurés, affamés… ce sang versé par la haine, la violence et la guerre ?

C’est à cette prise en charge que nous engage l’Eucharistie qui fait de nous un seul pain, un seul corps, (cf. 1 Co 6, 17) comme nous le rappelle saint Paul dans la seconde lecture.

En recevant le corps et le sang du Seigneur, nous sommes saisis dans le mouvement d’amour qui fut le sien tout au long de sa vie. Communier en vérité, c’est accepter de remettre en cause nos faims spontanées, c’est consentir à réorienter notre vie en fonction des biens essentiels, du seul bien essentiel : l’amour de Dieu. Si nous sommes dans de telles dispositions, nos appétits les plus instinctifs cesseront de dominer notre vie. Nous changerons alors nos vues trop humaines de la sécurité et de la réussite et nous saurons alors participer vraiment à la vie nouvelle du Christ ressuscité. Amen !