FMJ Mtl5e DIMANCHE DU CARÊME – B
Frère Antoine-Emmanuel
Jr 31, 34-44 ; Ps 50 ; Hé 5, 7-9 ; Jn 12, 20-33
22 mars 2006
Sanctuaire du Saint-Sacrement, Montréal

Un petit grain qui donne beaucoup de fruit

Il y a une petite parabole de la nature, de l’agriculture
qui a parlé au cœur de Jésus,
peut-être depuis bien longtemps :
la parabole du grain de blé.

Jésus a regardé le grain de blé jeté en terre.
Il a regardé, imaginé, le grain qui refuse de mourir,
le grain qui se protège,
qui protège sa vie,
qui ne veut rien perdre de soi,
qui ne veut pas se perdre.
De ce grain-là, il dit deux mots : il reste seul,
solitude infinie dans la terre obscure.

Puis il a regardé le grain qui consent à se perdre,
c’est-à-dire à pourrir, à mourir.
Ce n’est pas rien pour un grain de blé de mourir !
Et ce grain, il l’a vu devenir une pousse,
puis un épi, rempli de grains, de beaucoup de grains.
Est-ce que Jésus n’a pas reconnu
dans cette histoire si simple
ce que le Père attendait de Lui ?

Il a été effectivement jeté en terre par l’amour du Père.
Il est venu habiter pleinement
notre terre humaine et aujourd’hui,
il choisit d’aller jusqu’au bout de l’Incarnation.
« Ma vie, nul ne la prend,
mais c’est moi qui la donne » (cf. Jn 10, 18).

Aujourd’hui, voici Jésus
directement en face de sa Passion :
« Maintenant mon âme est troublée » (Jn 12, 27).
Le terme grec signifie « remué, agité, ébranlé ».
L’âme de Jésus est toute ébranlée, toute bouleversée.

« Mon âme est triste à en mourir » (Mt 26, 38)
dit Jésus à Gethsémani.
Là, il nous faut percevoir avec nos émotions
et jusque dans notre cœur profond
cet ébranlement de l’âme de Jésus.

Jésus n’est pas venu payer comme un riche
la dette de l’homme qu’exigerait
un Dieu colérique et despotique.
Jésus est venu s’ouvrir en son humanité
à l’Amour du Père
en se perdant complètement,
en se livrant,
en consentant, en son humanité,
à ne plus exister par Lui-même.
Il se donne au Père.
Et il se donne à nous, subissant en sa chair
et en son être, notre rejet de Dieu.
Il est venu nous rejoindre
au plus profond de nos enfers,
au plus abyssal de notre rejet de l’Amour de Dieu
pour y ouvrir en sa chair un chemin de salut,
de rédemption, de vie.

Comme nous comprenons alors son trouble :
« Que dire ? » (Jn 12, 27)
Que te dire, Père, en cette heure ?
Que te demander ?
Et la première réponse qui vient à l’esprit de Jésus
est celle de son humanité de chair et de sang :
« Père sauve-moi de cette heure ! » id.
« Père si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! » (Mt 26, 39)
Mais l’Amour, l’Amour pour le Père,
l’Amour pour toi, pour moi,
l’Amour a saisi le Cœur de Jésus :
« Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » id.
C’est pour cela − c’est pour donner ma vie −
que je suis venu à cette heure.

Devant cette page d’Évangile,
comment ne pas faire silence et adorer :
Il m’a aimé et S’est livré pour moi (Gal 2,20).

Il nous faut alors souligner
qu’il y a quelque chose de frappant dans cet Évangile :
au moment même où Jésus parle de s’offrir, de se livrer,
de mourir comme le grain de blé,
il nous appelle à cette même offrande.
« Qui aime sa vie la perd ;
et qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle.
Si quelqu’un me sert, qu’il me suive,
et où je suis, là aussi sera mon serviteur » (Jn 12, 25-26a).

Ce sont des paroles qui nous inquiètent,
qui nous font peur,
mais en réalité, ce sont des paroles d’Amour.
Jésus ne veut pas nous laisser
dans la solitude obscure du grain de blé
qui garde sa vie pour lui.

En ce 5e Dimanche de Carême,
il nous appelle à mourir d’amour !
Si tu meurs avec Jésus, tu porteras beaucoup de fruit !

Là, il nous faut laisser descendre cette parole
dans le concret de notre vie, de notre quotidien.

Quelles sont donc les situations, les relations,
les domaines de notre vie où nous ressemblons au grain
qui ne veut pas mourir,
qui se fige et se ferme dans la crainte de mourir ?

Nous énonçons en nous-mêmes mille raisons
pour nous protéger,
pour nous défendre,
pour ne pas perdre la face.

Mais Jésus nous appelle à désarmer,
à consentir à entrer dans la vulnérabilité.
On ne peut pas aimer en restant arc-bouté sur des certitudes
et sur la défense de nos droits.
Jésus est clair : le servir,
c’est le suivre sur le chemin de l’amour,
c’est « haïr sa vie »,
c’est-à-dire ne rien préférer à Jésus.

*

Si nous nous arrêtions ici dans notre lecture de l’Évangile,
nous serions en danger :
il nous faut aller jusqu’au bout de l’Évangile,
c’est-à-dire recevoir la promesse de vie qu’Il contient.
C’est en vue de cette promesse
que nous nous mettrons en route !

Qu’est-ce que Jésus nous promet aujourd’hui ?
« Si le grain de blé meurt, il portera beaucoup de fruit » :
Nous voilà devant le mystère de la Résurrection.
Jésus s’est offert, grain de blé qui se perd et qui meurt
et il ressuscite moisson de vie éternelle.

On est semé dans la corruption,
on ressuscite dans l’incorruptibilité.

On est semé dans l’ignominie,
on ressuscite dans la gloire.

On est semé dans la faiblesse,
on ressuscite dans la force.

On est semé dans un corps psychique,
on ressuscite dans un corps spirituel (cf. 1 Co 15, 42-44).

Voilà la disproportion inouïe
entre ce qui est semé et ce qui ressuscite !

Or nous aussi, dès cette vie,
nous pouvons faire cette expérience.
Ce que nous semons est si peu :
notre temps donné, notre cœur livré,
notre amour offert, notre patience, notre miséricorde…
Mais si nous mourons avec Jésus,
alors la puissance de l’Esprit se déploie en nous,
et de cette mort jaillit une récolte surabondante.

C’est cela l’histoire des saints connus et inconnus :
on y lit toujours une disproportion inouïe entre ce qu’ils sont
– leur pauvreté, leur fragilité humaine –
et le fruit qu’a porté leur vie.

Pensez à la vulnérabilité,
à l’extrême sensibilité de la petite Thérèse Martin,
fille d’un horloger de Normandie
dont la vie toute donnée
est devenue une moisson d’amour et de joie
dans le monde entier.

Pensez à fatigue, à la maladie, à l’épuisement
du pape Jean-Paul II
aux derniers mois de sa vie,
lui dont le ministère a porté une telle moisson de sainteté !

Qu’importe donc que nous ayons peu – ou beaucoup – de talents,
que nous soyons fragiles et chargés de blessures :
la grâce nous suffit ;
la puissance de Dieu se déploie dans notre faiblesse (2 Co 12, 9) !

Aujourd’hui, je crois qu’il nous faut reprendre conscience
de notre vocation à la fécondité.
« La gloire de mon Père, dira bientôt Jésus,
c’est que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8).
La fécondité n’est pas à la mesure de nos capacités.
Bien au contraire, elle est à la mesure
de notre pauvreté devant Dieu !

*

Mais il nous faut aller plus loin encore :
aller jusqu’au bout de l’Évangile,
c’est accueillir la promesse de la vie éternelle :
« Qui hait sa vie en ce monde
la conservera en vie éternelle » (Jn 12, 25).

Il faudrait que cette promesse
réveille en nous le goût de la vie éternelle.
Si nous perdons notre vie ici-bas, si nous la donnons,
c’est pour vivre éternellement
et faire en sorte que tous entrent dans la joie éternelle
pour laquelle nous avons été créés.

*

Pour terminer notre méditation, il nous faut, je crois,
nous arrêter sur cette étonnante théophanie
dont Jean nous parle ce matin :
Jésus s’adresse au Père et lui dit :
« Père glorifie ton nom ! ». (Jn 12, 28)
Cela veut dire :
« Fais en sorte, que ton nom de ‘Père’ soit glorifié.
Fais resplendir ta paternité aux yeux des humains ! »

Jésus demande au Père de révéler,
de manifester sa Paternité.
C’est extraordinaire !
Jésus désire que nous tous,
nous faisions l’expérience de la Paternité de Dieu.
Jésus veut nous partager sa joie d’être fils.

Or voici que le Père répond et fait entendre sa voix.
Non pas pour Jésus qui sait que le Père l’a déjà exaucé,
mais pour nous :
« Je l’ai glorifié et je le glorifierai à nouveau », id.
c’est-à-dire « J’ai déjà manifesté ma Paternité
à travers le Baptême de Jésus,
à travers les signes accomplis par Jésus
et Je la manifesterai de nouveau. »
Et quand le Père manifestera-t-il sa paternité ?
Sur la Croix !
Oui, sur la croix.

Jamais la paternité de Dieu
n’a été aussi manifeste
que sur la croix.

Pourquoi ?

Parce que la mort et la résurrection de Jésus,
c’est son engendrement !

C’est ce que Saint Paul proclamera
dans la synagogue d’Antioche de Pisidie :
« Le Père a ressuscité Jésus
comme il est écrit au Psaume 2 :
‘Tu es mon Fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré’ » (Ac 13, 33).

Nous pouvons, dès lors,
nous approcher de la Semaine Sainte et du Mystère Pascal
avec le désir de découvrir davantage la Paternité de Dieu.

Chaque Semaine Sainte est une occasion unique
pour nous plonger dans la Pâques de Jésus
et pour y redécouvrir notre identité filiale.

La Promesse du Père « Je glorifierai mon Nom »,
nous pouvons l’accueillir personnellement
pour chacun d’entre nous :
le Père veut te faire connaître sa Paternité.

Tout notre chemin de conversion du Carême,
tout notre chemin de guérison
tient en un mot,
devenir ce que nous somme filles et fils du Père ;
vivre en enfants du Père.

« Si quelqu’un Me sert, nous dit Jésus aujourd’hui,
mon Père l’honorera » (Jn 12, 26).

Oui, le Père t’honorera,
Il te donnera de vivre pleinement et éternellement en son Sein,
vraiment fils,
vraiment fille,
du Père de toute Tendresse.

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